28 septembre 2009

Clémenceau et la guillotine

En septembre 1893, Georges Clémenceau, battu aux élections doit abandonner son poste de sénateur du Var. Commence alors une brève traversée du désert au cours de laquelle il se consacre à la rédaction de chroniques pour le journal La justice, quotidien qu'il a fondé treize ans auparavant.
Le lundi 21 mai 1894, devant la prison de la Roquette, il assiste à l'exécution de l'anarchiste Emile Henry et en donne un compte-rendu passionné (1). Fervent partisan de l’abolition de la peine de mort, il reprendra ce texte, quelques années plus tard, dans un ouvrage intitulé La mêlée sociale (2).


« Quelqu'un me dit : " Il faut que vous voyiez ça, pour en pouvoir parler à ceux qui trouvent que c'est bien. " J'hésitais, cherchant des prétextes. Et puis, brusquement, je me décide. Partons.
Nous traversons le Paris d'après minuit, avec ses groupes de filles blafardes sous le gaz, ses flâneurs attardés en quête d'aventures. Déjà nerveux, je cherche un air étrange dans les choses. Rien. Un ciel ardoisé, moutonnant, d'une transparence blême. Un vent sec et dur qui nous glace. […]
Toutes les rues aboutissant à la place de la Roquette sont barrées. La place est occupée militairement. II y a là mille hommes. C'est beaucoup pour en tuer un seul. Des barrières maintiennent le public au débouché de la rue de la Roquette. Il est impossible qu'il voie quoi que ce soit du spectacle de tout à l'heure. Joseph Reinach se moque de nous. La place n'est plus qu'une grande cour de prison.
Devant la porte de la Roquette, nouvelles barrières pour les personnes munies de carte. Il y a bien là une soixantaine de journalistes dont une femme, une vieille dame grise qui fait l'objet de la curiosité générale sans en éprouver la moindre gêne. Elle cause gaiement avec ses voisins, ou même avec les officiers de paix qui la plaisantent. Des sergents de ville passent, la cigarette ou la pipe à la bouche. Tout le monde fume. On cause à mi-voix. L'attitude est plutôt recueillie.
[…]
Une lueur blanchâtre tombe d'en haut. Bientôt, c'est un peu de lumière. Un roulement cahoté, le pas lourd des chevaux sur le pavé, et je vois apparaître deux fourgons, semblables à ceux où la maison Potel et Chabot expédie en ville ses cuisiniers et ses victuailles. Des sergents de ville les accompagnent. Deux vigoureux gaillards en blouse conduisent l'attelage, de l'air dont ils porteraient du linge à la pratique.
Le fourgon qui porte les bois de justice se range le long du mur de la prison; l'autre, qui va faire le voyage du cimetière d'Ivry, demeure près des quatre dalles où va se dresser la machine. Des hommes, avec des lanternes, vont et viennent, s'empressent autour de la première voiture. Elle s'ouvre, et tout aussitôt commence un transport d'objets dont on ne saisit pas bien la forme. Ce sont des boîtes étranges, des pièces de fer ou de bois, des accessoires de toutes sortes, qui prennent place sur le trottoir, où on les dispose dans un ordre déterminé. Nous ne distinguons pas encore très bien ce que n'éclairent pas les lanternes. Un coup de pied renverse un seau : une boule ronde s'en échappe, qui roule sur la chaussée. On eût dit une tête, oubliée de la dernière exécution. Il paraît que c'est une éponge.
Trois hommes, en redingote avec chapeau haute forme, dirigent trois ouvriers en costume de travail : bourgeron, pantalon de toile bleue. Les trois bourgeois sont le bourreau et ses deux aides l'un d'eux est son gendre, me dit-on (3). L'un des valets du bourreau est son fils (4). On a soupé en famille, et puis l'on est parti bravement pour le travail, jetant un coup d'œil plein de caresses aux petits qui dorment, embrassant l'un sa mère, l'autre sa femme ou sa fille, qui font des recommandations affectueuses, en crainte du froid de la nuit.
J'ai mal vu M. Deibler, un petit vieux qui traîne la jambe. Etais-je prévenu? Il m'a paru gauche, oblique et sournois. Un de ses aides, un jeune blond, gras, frais et rose, faisait contraste avec lui. Tout ce monde travaillait sans bruit, avec la bonne humeur décente de gens qui savent vivre. Peu à peu, les pièces étalées sur le sol prennent une signification. Deux traverses, encastrées en croix, reposent sur les dalles. Elles sont dûment calées, et M. Deibler, avec son niveau d'eau, vient s'assurer qu'on fait à sa machine une base bien horizontale. On me fait remarquer qu'on n'enfonce pas un clou. Rien que des vis. Pas un coup de marteau. C'est beau le progrès !
Les montants se dressent, surmontés d'une traverse où s'accroche une poulie. On monte le couteau, qu'on fait glisser dans sa rainure; on installe la bascule qu'on fait jouer. M. Deibler en personne place le baquet pour la tête, et l'enveloppe d'une sorte de petit paravent de bois qui arrêtera l'éclaboussure du sang. Le panier pour le corps gît tout ouvert à côté de la bascule, près du fourgon à destination d'Ivry.
Il fait jour maintenant, ou à peu près. On vient d'éteindre les becs de gaz. Je regarde la prison, et stupéfait, je lis au-dessus de la porte « Liberté, Egalité, Fraternité ». Comment a-t-on oublié d'ajouter « ou la mort » ?
Tout est prêt. La machine attend. Elle est misérable à voir, avec son triste Deibler. L'aspect d'une de ces machines agricoles qu'on voit dans les concours. On ne sait pas bien si cela hache la paille ou les betteraves, mais c'est trop perfectionné pour inspirer la terreur. Les montants sont bas, la bascule est petite, touchant le sol. Comme sous voilà loin du haut échafaud dominant la foule, et du beau bourreau rouge avec la hache et le billot. A quand la réforme?
Tandis que je songe ainsi, l'équipe ne reste point inactive. Les ouvriers sont montés dans le fourgon pour quitter leur costume de travail. Ils reparaissent, tout de noir vêtus, coiffés de chapeaux haut de forme. M. Deibler, faisant d'un coup d'œil sa dernière inspection, aperçoit un balai posé en travers d'une échelle couchée le long du trottoir. Il traverse la place et remet le balai délinquant dans l'alignement. Cet homme, évidemment, aime la belle ordonnance des choses.
Le soleil est levé. Le bourreau, suivi de ses hommes, franchit le seuil de la prison. Maintenant, c'est le réveil et l'horrible préparation. Il fait grand jour. La haute maison d'en face a ses balcons noirs de spectateurs. Sur le toit, des groupes d'hommes et de femmes avec des lorgnettes. Les conversations vont leur train. Les journalistes qui sont là ont vu d'autres exécutions! L'un d'eux n'en compte pas moins de dix-huit. Il fait des comparaisons, porte des jugements sur les suppliciés. On discute. Ce faux public de professionnels est comme la guillotine, sans grandeur. Ces gens sont là par fonction, comme le bourreau, comme le condamné. Si l’on nous rend le bourreau rouge avec son haut échafaud, il faudra retrouver aussi les belles foules naïves, passionnées d'autrefois, injuriant le condamné, lui jetant des pierres, ou chantant des cantiques comme au dernier bûcher de Valence. Autrefois, toutes ces choses avaient un sens. Elles n'en ont plus aujourd'hui.
Je songe au condamné qu'on tenaille moralement de l'autre côté du mur. L'instant fatal approche, l'anxiété croît. Un silence de mort. Des pierrots se poursuivent, piaillant, bataillant sur le pavé. Dans le silence de l'attente, c'est un événement. Un cheval hennit. Les gendarmes, alignés devant la machine, ont mis sabre au clair.
Un mouvement! C'est un jeune homme en paletot clair qui sort de la prison, le cigare aux lèvres, et vient en riant, sous les regards de tous, à trois pas de la guillotine, conter une bonne histoire à un ami qu’elle amuse bien. On m'a dit sa fonction. Je ne le désigne pas. Deux gendarmes sont livides; des novices, sans doute. Le petit soldat qui fait sa faction s'agite terriblement; il se dandine, a des gestes saccadés, rit nerveusement, roule des yeux vagues. J'ai cru qu'il allait se trouver mal.
La petite porte vient de se fermer avec un gémissement aigu. On entend le bruit des barres de fer qui tombent. La grande porte s'ouvre, et derrière l'aumônier courant à la bascule, Emile Henry paraît, conduit, poussé par l'équipe du bourreau. Quelque chose comme une vision du Christ de Munkacszy, avec son air fou, sa face affreusement pâle semée de poils rouges rares et tourmentés. Malgré tout, l'expression est encore implacable. L'homme ligoté s'avance rapidement à petit pas saccadés, à cause des entraves. Il jette un regard circulaire, et, dans un rictus horrible, d'une voix rauque mais forte, lance convulsivement ces mots : « Courage, camarades, Vive l'anarchie ! » Et se hâtant toujours, il ajoute à mi-voix « Ah ça ! on ne peut donc pas marcher ? » Puis arrivé à la bascule, un dernier cri : « Vive l'anarchie ! ».
Un aide a brusquement enlevé la veste noire jetée sur les épaules. J'aperçois la chemise blanche qui laisse le cou nu, les mains liées derrière le dos. Le corps sans résistance est poussé sur la bascule qui glisse. Tout ceci violent, précipité comme dans une apparition. Ici un temps d'arrêt, bref sans doute, mais, pour moi, démesuré. Quelque chose n'était pas au gré de M. Deibler. Il se penche, baisse la tête jusqu'au niveau de l'autre, il allonge le bras, semble hésiter. Cela semble inexprimablement long, car Henry maintenu sur la planche, le cou dans la lunette, attend. Enfin, le bourreau se relève et se décide. Un bruit de craquements prolongés, comme d'os lentement écrasés, broyés. C'est fait.
Un mouvement de la bascule fait sauter le corps dégingandé dans le panier. M. Deibler y joint la tête et projette, avec elle, la sciure sanglante du baquet. Le panier est déjà dans le fourgon qui part au grand trot, suivi de la gendarmerie et de la voiture du bourreau. La machine, maintenant, luit, grasse de sang qui dégoutte.
L'horreur de l'ignoble drame m'envahit alors et m'étreint. Les nerfs détendus ne réagissent plus. Je sens en moi l'inexprimable dégoût de cette tuerie administrative, faite sans conviction par des fonctionnaires corrects.
Le crime d’Henry me paraît odieux. Je ne lui cherche pas d'excuses. Seulement, le spectacle de tous ces hommes associés pour le tuer, par ordre d'autres fonctionnaires, également corrects, qui, pendant ce temps dorment d'un sommeil paisible, me révolte comme une horrible lâcheté. Le forfait d'Henry est d’un sauvage. L'acte de la société m'apparait comme une basse vengeance, Que des barbares aient des mœurs barbares, c'est affreux, mais cela s'explique. Mais que des civilisés irréprochables, qui ont reçu la plus haute culture, ne se contentent pas de mettre le criminel hors d'état de nuire, et qu'ils s'acharnent vertueusement à couper un homme en deux, voilà ce qu'on ne peut expliquer que par une régression atavique vers la barbarie primitive.
[…]
Voilà ce que je rapporte de la place de la Roquette. J'ai raconté ce que j'ai vu, sans rien dramatiser, le simple récit des faits me paraissant supérieur en émotion vraie à tout artifice d'art. Que les partisans de la peine de mort aillent, s'ils l’osent, renifler le sang de la Roquette. Nous causerons après. »

(1) La Justice (23 mai 1894)
(2) Georges Clémenceau, La mêlée sociale, Paris, Eugène Fasquelle, 1907, pp. 409-416.
(3) Alphonse Berger qui, en réalité, n’était pas le gendre de Deibler mais celui de son prédécesseur, Nicolas Roch.
(4) Anatole Deibler, alors âgé de 31 ans.


23 septembre 2009

Crimes et châtiments

Du 3 juillet au 13 novembre 2009 les Archives départementales des Alpes de Haute-Provence présente une exposition intitulée Crimes et châtiments.

"De tous temps, la Justice a été présente dans les préoccupations des hommes. Sous l’Ancien Régime, on soumettait à la question les criminels et les sorciers mais aussi les voleurs et les brigands ; et on les jugeait en masse. Si la Révolution permet un renouvellement profond de l’administration judiciaire, on assiste cependant à un déchaînement des tribunaux d’exception: nombre d’exécutions peut-être facilitées par l’invention de la guillotine.

L’exposition souhaite montrer, d’une part, l’organisation judiciaire provençale dans un contexte national et historique, les métiers de la justice et les lieux d’enfermement. On y trouvera également l’évolution des sentences et en particulier la question de la peine de mort.

D’autre part, y sont évoquées les « grandes affaires » bas-alpines mais aussi celles, plus courantes, du brigandage sur les chemins, du faux monnayage ou des incendies volontaires. Enfin, une place a été faite aux crimes féminins, sorcellerie, empoisonnement ou infanticides.

Les archives judiciaires sont riches de tous ces événements, exceptionnels ou tellement courants ; ces pièces de procédures permettent d’approcher le peuple, les femmes comme les hommes, dans les aspects de leur personnalité et de leur vie les moins flatteurs, les moins généreux, les plus sombres mais aussi tellement humaines : car l’archive naît du désordre, si minime soit-il (A. Farge). Des traces toujours chargées d’émotion…"

22 septembre 2009

22 septembre 1909 : L’exécution des chauffeurs de la Drôme


Il y a cent ans, le 22 septembre 1909, à 6 heures, les trois principaux membres de la bande des « chauffeurs de la Drôme » étaient guillotinés devant la prison de Valence.

Entre 1905 et 1908 ces bandits ont terrorisé les environs de Valence et de Romans, commettant de nombreux vols et assassinant près d’une vingtaine de personnes. Condamnés à mort le 10 juillet 1909, Pierre-Augustin-Louis Berruyer, 36 ans, cordonnier à Romans, Urbain-Célestin Liottard, 46 ans, manœuvre à Romans et Octave-Louis David, 36 ans, cordonnier à Tournon, attendent leur exécution à la prison de Valence.

Le lundi 20 septembre, le président Fallières ayant décidé de laisser la justice suivre son cours, l’exécuteur Anatole Deibler se prépare. Il convoque ses trois adjoints, Rogis, Deschamps et Desfourneaux, inspecte puis charge les bois de justice dans leur fourgon, rue de la Folie-Regnault. A 19h35, le chariot attelé à un cheval noir – qui n’est pas le célèbre « Fend l’air » connu des initiés – quitte le hangar, empruntant la rue de la Roquette et l’avenue Ledru-Rollin pour se rendre à la gare de Lyon. Là, il est hissé sur un wagon plat (portant le n°3710 F) et rattaché à un convoi qui doit quitter Paris à minuit cinquante-cinq.

De leur côté, les bourreaux sont partis par le rapide de 22h55.

Mardi 21 septembre, à 9h47, Deibler débarque en gare de Valence, accueilli par une foule silencieuse de curieux. Sans s’attarder, avec ses aides il prend place dans un omnibus tiré par deux chevaux qui les conduit à l’hôtel de la Tête d’or où, comme à la gare, quatre cents personnes se sont massées pour les apercevoir. A 11h30 l’exécuteur se rend au palais de justice pour s’entretenir avec le procureur. Il en ressort vers midi, passe ensuite à la gendarmerie, puis va déjeuner.

En accord avec les autorités, il a été décidé que la guillotine sera montée devant la prison, avenue de Chabeuil, à trois ou quatre mètres de l’entrée principale.

Dès l’annonce de l’exécution, de toutes parts de très nombreux curieux ont convergé vers Valence. La ville est sillonnée par une foule bruyante et bigarrée. On chante, on s’interpelle, on commente les derniers événements. Une chaleur lourde s’est abattue sur la vallée du Rhône, un gros orage se prépare. Vers 21h30, les premiers éclairs illuminent le ciel, tandis que les grondements du tonnerre se font entendre. Brusquement, la pluie se met à tomber avec une grande violence. Le public se disperse, trouvant refuge dans les cafés du centre ou dans le faubourg Saint-Jacques. Vers 23h le service d’ordre se met en place. Il est composé de trois-cents hommes du 75e régiment d’infanterie venus de Romans, de soldats du 6e régiment d’artillerie et d’un détachement du 13e chasseurs à cheval. La troupe a été renforcée par des gendarmes à pied et à cheval des brigades de Valence et des environs. Sous l’averse, les militaires se déploient devant la porte de la prison, dégageant un assez large périmètre. Des barrages sont établis rue Amblant, avenue de Chabeuil et jusqu’à la rue Servan. Une ambulance militaire a même été installée dans les jardins potagers, en face de la maison d’arrêt. Le général Radiguet puis le commissaire central de police Comte inspectent, tour à tour, le dispositif.

Mercredi 22 septembre, vers trois heures, Deibler et ses adjoints vont prendre possession du fourgon des bois de justice arrivé à la gare des marchandises par le train de messagerie de 2h46. On y attelle rapidement un cheval et le convoi prend aussitôt la direction de la prison, suivi par de très nombreux curieux.

Dès que le barrage est franchi, les aides de l’exécuteur disposent sur le sol plusieurs grosses lanternes, tournées vers le mur d’enceinte, puis, sans bruit, descendent pièce par pièce tous les éléments de la guillotine. Sous les ordres de l’exécuteur en chef, qui veille au moindre détail, le montage commence immédiatement. Les deux bras de la machine sont dressés sur les pavés détrempés, au milieu des flaques d’eau, à cheval sur les rails du tramway qui longe l’avenue de Chabeuil. Après plus d’une heure de travail, Deibler procède aux dernières vérifications. Le mouton chute parfaitement. Il est prêt à opérer.

L’aube est lente à venir. Vers cinq heures la pluie cesse enfin. Le procureur Henri Roux, les avocats, les magistrats du parquet, l’exécuteur et ses aides pénètrent dans la prison. Berruryer dort encore. On le réveille. Il éclate en récriminations violentes, reprochant au procureur son manque de loyauté, affirmant qu’il était le moins coupable, qu’il espérait la grâce, qu’il méritait les travaux forcés mais pas ça… Puis, il se calme, demande des cigarettes et accepte le verre de cognac que lui tend le docteur Magnanon. Dans la cellule voisine, Liottard s’est déjà habillé. Il est assis sur son lit et semble résigné. David, lui, se manifeste bruyamment comme pour marquer son indifférence et sa détermination. Il demande du papier pour écrire à sa femme, fume cigarette sur cigarette, absorbe un café puis deux verres de cognac. Tandis qu’on l’entraîne vers le greffe, il entonne l’air de Faust « Salut, ô mon dernier matin ! ». Et quand l’exécuteur adjoint découpe le col de sa chemine il ricane encore : « Ce n’était pas la peine de me mettre une chemise si chic pour la couper ». Enfin, après un bref entretien avec son avocat, maître Jugie, il lui remet une lettre pour son épouse et un dessin à la plume représentant deux femmes, sous lequel il a écrit : « Inachevé par la faute de Deibler qui est venu avant ma convocation. C’est un indélicat ! » Les deux autres condamnés ont accepté de s’entretenir avec un prêtre et de communier.

Peu avant six heures, la porte de la prison s’ouvre brusquement. La foule pousse des cris de satisfaction. Combien sont-ils pour assister à cette triple exécution ? Mille-cinq-cents ? Deux-mille ? Il y a du monde à toutes les fenêtres, sur tous les toits. Quelques enfants ont même réussi à se hisser dans un arbre, à quelques mètres du lieu du supplice. La troupe met sabre au clair et fusil sur l’épaule. Le procureur, ses deux substituts, le préfet, le gardien chef, les avocats des condamnés, Deibler et Desfourneaux paraissent d’abord. La plupart des spectateurs se découvrent tandis que l’exécuteur principal et son aide viennent se positionner de part et d’autre des bois de justice. Les bourreaux sont tous habillés de costumes noirs et coiffés de chapeaux melons.

Puis arrive Berruryer, solidement encadré par les adjoints Deschamps et Rogis. Il est de taille moyenne, trapu et vigoureux, le visage bordé d’un collier de barbe, vêtu d’une chemise blanche largement échancrée. Les entraves qu’il a aux pieds gênent sa marche. On l’entend balbutier : « Monsieur le Procureur… mes enfants ! » Déjà il est plaqué contre la bascule, soulevé, poussé sous la lunette. L'exécuteur laisse tomber le couteau. Il est 5h59. Des applaudissements et des vivats se font entendre. Le sang a giclé sur la machine. Deibler l’essuie avec une éponge. Après s’être lavé les mains dans un sceau d’eau il tire un mouchoir de sa poche pour se sécher les doigts.

Pendant ce temps, Deschamps et Rogis sont retournés dans la prison. L’attente semble interminable. Les voici entourant David. La foule crie et applaudit. Grand, le regard vif, extrêmement pâle, le condamné a laissé pousser barbe et moustache en prison. Une cigarette éteinte aux lèvres, il s’avance vêtu d’un pantalon gris, chaussé de chaussettes ou de chaussons rouges, une veste de velours marron jetée sur ses épaules. Il lance aux aides qui le pressent : « Pas si vite, pas si vite ! Vous voulez m’essouffler, nom de Dieu ! » Et lorsqu’on le fait marcher dans une flaque de boue il plaisante : « Mais je vais m’enrhumer ! » Puis il lance à la foule : « Salut mes enfants, salut ! » A l’aumônier qui tente de l’exhorter : « Bon ! Bon ! Ca va bien ! Une autre fois. A cet été, on boira un verre sur la glace » La cigarette n’a pas quitté ses lèvres et au moment où on le tourne vers la guillotine il fanfaronne encore : « Allons y pour la butte ! » De lui-même il se jette sur la bascule et si brutalement que son cou est mal engagé dans la lunette. Deibler a pressé trop vite le déclic. La tête de David est coupée au niveau du menton, une partie de sa barbe adhère encore à l’échancrure. Il est 6H01. L’assistance applaudit. Le corps est basculé dans le panier mais tombe assis, un instant on peut voir le cou tranché et sanglant. L’exécuteur se précipite pour fermer le couvercle.

La guillotine, rougie de sang, est à peine nettoyée, le couteau remonté, qu’on amène Liottard. Il jette des regards effarés sur la foule. Comme ses deux complices il porte la barbe. Au moment où on le couche sur la planche, il résiste et se débat. Il faut le maintenir avant de pouvoir le pousser sous la lunette. Le couteau d’abat dans un bruit sourd. Il est 6h03. Une salve d’applaudissements ponctue cette troisième et dernière exécution.

Le panier qui contient les trois suppliciés est monté avec peine dans le fourgon. Il ne faut pas moins de six personnes – dont les quatre bourreaux – pour le soulever. Pendant qu’on emporte les corps vers le cimetière, la guillotine est lavée et démontée. Dans l'après midi Deibler et ses adjoints reprendront le train 62 pour Paris.

De toutes les exécutions publiques qui eurent lieu en France, celle des chauffeurs de la Drôme est de loin celle dont on a conservé le plus de photographies. Soit un peu plus d’une douzaine. Malgré un temps maussade et des instructions formelles du ministère de la justice (1), un certain nombre d’opérateurs s’étaient déplacés pour immortaliser l’événement. Perchés sur des échelles doubles, postés aux fenêtres des immeubles voisins, installés dans les jardins ou contre le mur de la prison, ils parvinrent à prendre différents clichés de l’exécution. On connait plus particulièrement ceux réalisés par Eugène Vieux, du Journal de Tournon, Roméas de Miraval, agent général des Champagnes Ehel à Valence, et un éditeur de Grenoble. Plusieurs de ces photographies furent même publiées en cartes postales et connurent un grand succès. Il semblerait en outre qu’un film ait été tourné. C’est qui ressort d’articles de presse rapportant que cette captation cinématographique allait être projetée dans une salle de Valence.


(1) Une note du 18 septembre 1909 stipulait : "On s’opposera de manière absolue à ce qu’il soit fait usage d’appareil photographique ou cinématographique ou de tout autre moyen de reproduction de la scène de l’exécution et on retirera les appareils aux personnes admises à pénétrer sur l’emplacement. "